Après, on laisse aux autres leur famille, ils vont finir la nuit à l’intérieur de chez eux, tandis que les trois on va dans le champ juste en bas de la côte, là où c’est venteux. Sarah y va voler, nous, la contempler. Europe et moi la tête en l’air, on la regarde glisser dans le vent à perte de vue au-dessus des terres, comme on a l’habitude de le faire (je dirais presque toutes les nuits). C’est émouvant, vraiment, quand Sarah se met à courir dans l’herbe, à toute vitesse, que ses pieds quittent le sol et que son corps se met à voltiger. On n’y devient jamais insensible — plutôt : je n’y deviens jamais, mais je sais qu’Europe aussi, qui me l’a déjà dit, alors je me permets de simplifier, en parlant pour nous deux d’un coup. On a l’impression d’assister à quelque chose d’unique, à une démonstration de vigueur sans nom, qui n’existe nulle part ailleurs. De plus en plus, Sarah arrive à se stabiliser rapidement. Avant, elle tourbillonnait dans tous les sens, le vent la malmenait, elle finissait trempée d’effort. Maintenant, elle s’épuise encore, mais elle sait courir les courants : les muscles de ses jambes se bandent, ceux de ses bras et de son torse se contractent, d’année en année, ils se sont ciselés pour être plus forts, inébranlables contre les rafales. Ça doit être dur, conduire son corps sur les bourrasques, ça doit en demander une telle précision, une telle connaissance. Alors, quand Sarah le fait, c’est majestueux ; j’ai bien soupesé le mot, même si d’être là, c’est bien mieux que « majestueux ».
Ce soir, Sarah vient s’arrêter de glisser près de nous, sur le dos. Elle tangue dans les airs, sereine, et souffle bruyamment. Et là, sans que personne ne se l’explique, une sphère azur déborde de son torse, rayonnante et douce dans la nuit. Ça vrombit au-dessus d’elle, qui reste sur le dos et flotte. Pas une de nous ne parle. J’ai envie de pleurer. À la dérobé, je constate qu’Europe aussi, sans doute que c’est ça, elle a les yeux si bleus. C’est beau, c’est… Je disais que c’était impressionnant voir Sarah voler, mais là… cette sphère qui lui sort de la poitrine, c’est hors de ce monde ; et pourtant, nous sommes bien là, à regarder cette puissance, cette énergie qui nous avale, ce corps qui ne se contrôle semble-t-il pas, mais les organes pompent, coulent pourtant, façonnent, qu’est-ce qui sculpte, sous la peau, une telle boule de couleur. Comment raconter ce mystère.
Depuis, ça lui est arrivé quelques fois encore. On ne sait pas trop quoi en faire. Sarah ignore pourquoi ça lui arrive à elle et surtout comment dompter ça. Moi, je dis que ça ne sert à rien de chercher ; autant bien l’accepter, en profiter. Pour l’instant, quand ça se produit, on regarde les trois la sphère de lumière, avant qu’elle ne s’estompe, ne disparaisse, ne laisse la nuit noire opaque, rompue seulement de vents chauds.