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Chez Denise, les fleurs des arbustes luisent. Ça éclaire de ronronnements la petite cour dans laquelle, ce soir, on termine assez éméchées, après un bar pas trop loin qui n’avait pas de nom. Europe nous a proposé la maison de sa mère, comme souvent pour finir les soirées. C’est un territoire que Sarah et moi, on connaît seulement sombre. Je n’y suis jamais allé de jour ; en fait, qu’une fois, et c’était sinistre d’entrevoir le salon et la cuisine pleines de soleil. Chez la mère d’Europe, pour Sarah et moi, c’est plutôt la nuit et les petites fleurs scintillantes du jardin, mais aussi l’omniprésent noir à l’intérieur de la maison. Sur cette obscurité ne déteint qu’une lumière rouge, émise par un énorme abat-jour sphérique, suspendu dans le salon. Là, souvent quand on rentre faire pipi, on passe devant Denise, que l’éclairage scinde en deux : une partie rouge, où son œil et un coin de son sourire rutilent, et l’autre noir, de néant. On passe, on dit allô et jase, ou alors on ne dit rien et elle reste calée dans sa chaise, les bras croisés sur un grand bestiaire brun, nous regardant quelques fois, et quand elle le fait, elle sourit, comme résignée ; mais de quoi ?
        — Ma mère est mélancolique, c’est un peu chiant à la longue.
        — Mais elle est pleine de poésie. Non ?
        — Haha… ! Oui oui, j’imagine. C’est beau, c’est vrai, ses jardins. C’est vraiment beau toutes ces lumières douces au bout des plantes. Elle a un sens de l’équilibre, de la sérénité, ça elle fait bien ça. J’veux dire c’est pas pour rien qu’on termine toujours ici. Mais, j’sais pas… vous l’savez, ça vient avec son lot de… lacunes ? Comment dire… je crois qu’elle s’est plutôt torturée, plus jeune, pis qu’aujourd’hui, elle est bien avec ce qu’elle est… mais ça lui a demandé beaucoup de travail ; pis moi, j’étais là, ouin, au milieu de tout ça, j’pense…
        J’aime Denise. Beaucoup, même. Ça, je ne le dis pas à Europe, ça la blesserait, je crois ; je flaire qu’elle n’aimerait pas ça. Elle a mis tant d’effort dans cette relation, que ça ne lui appartient qu’à elle, il me semble, de décider qui aime Denise, à quel degré, c’est sa mère, je ne sais pas trop, en fait… En attendant, je garde en moi, contenu, un amour pour une autre mère que la mienne et j’ignore si, ne serait-ce même que vis-à-vis de celle qui m’a mis au monde et élevé, c’est déplacé.
        Ce soir, Sarah joue avec une brindille, absorbée ; signe avant-coureur, je crois, mais là je bouscule les liens logiques, car, je m’en rends compte, il n’y a pas de façon adéquate pour parler de la fin, de cette fin de nous trois. Elle est trop subite, je n’y arriverai pas sans être brut, tranché :
        Six jours plus tard de cette soirée, il pleut à en faire peur, et je me terre dans mon appart. Quelque part dans la nuit, Europe cogne chez moi, dégoulinante, et dit comme une sentence qui tombe : « Je trouve pu Sarah, je crois qu’elle est partie. » J’accroche le regard d’Europe, rouge, bouillant. Ça fait mal quelque part dans mon corps, cet écran de sang dans ses yeux.
        On cherche partout, vraiment partout toute la nuit, sans rien. On termine dans le champ, en bas de la côte de l’église. Il a arrêté de pleuvoir. On se rend à l’évidence, que Sarah est partie. Ça ne nous surprend pas, quelque chose se tramait, mais la raison exacte de son départ nous reste obscure. On brasse quelques hypothèses, celle du vol mal mené, où le vent l’emporte et la noie ; celle d’un malheur qui, trop lourd ici, la fait fuir ; celle d’un plus grand rêve, d’une vie autre… J’ignore quoi penser. J’ignore comment je me sens. 
        Le ciel s’éclaircit du jour qui point. En fait, il se fend ; une grande ligne rouge le déchire. On dirait que c’est Europe qui fait ça, que ses yeux tranchent le ciel d’un trait de tristesse ou de colère ou d’abandon… On ne savait pas qu’elle pouvait faire ça. Plutôt, moi, je ne savais pas. Europe, ça n’a pas l’air de la surprendre.