— Tu trouves ? Moi j’haïs ça, j’me sens dégueue.
— On devrait pas se sentir dégueue. Ça fait partie de nous, non ? d’être liquides et sécrétions.
— Bon bon bon.
— Quoi ? C’est vrai, non ? On peut pas changer ça.
— Ça peut quand même m’énerver.
— Ça sert à quoi ?
— J’sais pas. Je m’en fous un peu, honnêtement. Tant mieux pour toi si ça t’aide, d’être fataliste…
— ben là, fataliste…
— Moi, j’voulais juste dire que j’trouve c’est inconfortable d’être plein d’sueur dégueulasse, j’vois pas comment j’pourrais aimer ça.
— Mais tu pourrais mieux le supporter en te disant que tu dois être ça. Comment t’en parles, t’aimerais que ça existe juste pas ; tu voudrais être — tu voudrais choisir — autre chose qu’un corps qui ruisselle d’eau ou de sang… Mais c’est ce que t’es, entre autres : de l’eau, du sang. Dans le sens que tu peux pas changer ça, non ? On peut pas, non ? Pas ces trucs-là, messemble… Faut qu’on arrête de pas aimer des trucs qui existent malgré nous, pis plutôt les aimer pour en faire des choses puissantes ! Y’é là, le choix ; choisir de jouir de jambes, mettons, plus faibles que les autres ; choisir de jouir de voler ; choisir de jouir de tes yeux ; ça te rend toi…
— tss…
— Si on s’y consacre, on découvre que ça peut être tellement efficace, que c’est pas des tares ! Ces « défauts »-là font de nous des gens uniques, j’pense, j’me dis, c’est des expériences inédites, personnelles et fortes, créatrices ! Toi tu penses que suer, ça rend ton corps défectueux, alors qu’au contraire, ça le rendre vivant et capable, propre à toi ! On peut-tu en—
— Voyons, ça va ? choisir pour moi ce que j’pense ! J’me sens juste inconfortable, avec toute cette sueur-là, arrête ! J’peux-tu juste dire ça ? On peut-tu s’en tenir à ça ? Est-ce que je peux être insatisfaite, rêver d’une vie mieux, simplement, pis être bien là-dedans, dans l’insatisfaction ? En ce moment, tu t’prends pour un orateur, c’est gossant.
Elle se tait, et moi aussi ; Europe a maintenant les pupilles qui se tordent en faisceaux orange. Souvent, ça, ça arrive quand on a raison pour elle, qu’elle le sait, qu’elle s’en trouve confuse — peut-être plus « embarrassée », mais ce n’est pas exactement ça non plus, je n’ai pas encore les bons mots pour nommer ces yeux-là.
J’essaie de les comprendre, les yeux d’Europe, sans trop extrapoler ni décider pour elle, même si, au fond, c’est elle qui m’a aménagé cette place intime. Car ses yeux changent, s’expriment selon ses humeurs, qu’Europe elle-même souvent peine à comprendre. Elle agit d’instinct, qu’elle dit, avant même d’essayer de mettre des mots sur ses pensées. Alors son corps parle pour elle ; et parfois, ses yeux s’effacent tout à fait, et on sait impérieusement, lorsqu’on la connaît bien, qu’elle se sent curieuse ; et une autre fois, ses pupilles brillent d’une lueur mauve, ce qui dénote une jalousie. C’est injuste, qu’on se dit les trois avec Sarah : les autres qui la côtoient, ne serait-ce que vaguement, auront toujours une longueur d’avance sur ce qu’elle pense et sait. À moi son ami (que le terme nous appauvrit !), elle m’a demandé de tenir une sorte de registre des variations de ses yeux et de lui en faire part. Mais je dois savoir doser, je dois savoir sentir — subodorer — les bons moments pour la renseigner. Depuis qu’elle m’a aménagé cette place de confiance, souvent je me confonds dans les limites et je parle pour elle, et trop, et inadéquatement, comme ce soir, où je cherche à lui interpréter son propre sentiment, où là mes lèvres brûlent de dire j’ai raison en fin de compte, je vois tes yeux, je sais ce que ces faisceaux orange virevoltants veulent dire. Mais c’est elle qui a raison, ultimement : je n’ai pas à décider d’elle pour elle. Je le sais bien, je comprends ça ; moi non plus, je n’aime pas quand on me nomme. Et pourtant avec Europe, je le fais ; et c’est correct peut-être, parce qu’elle le veut bien, mais jusqu’à quel degré…
Ce soir, mon amie baisse les yeux. Elle sait que j’y ai vu trop de choses et elle doit être triste, d’un regard bleu presque noir et maculé ; mais elle le dérobe en le baissant, pour me le cacher sans doute, que je ne le saisisse pas.